Ce que le Monopoly peut nous apprendre sur les biens communs

A la fin de la semaine, la rumeur a couru qu’Hasbro avait l’intention de supprimer la case prison du célèbre Monopoly, afin de diminuer la durée des parties. La nouvelle a suscité une certaine émotion chez les aficionados du jeu, avant que l’éditeur ne publie un démenti. L’objet du présent billet n’est pas d’épiloguer sur cet épisode, mais à cette occasion, il se trouve que j’ai rebondi d’articles en articles sur les pages Wikipedia parlant du Monopoly.  On y apprend des choses assez fascinantes sur les origines de ce jeu, notamment du point de vue de la propriété intellectuelle.

L’Histoire du Monopoly a quelque chose d’important à nous dire à propos des biens communs, sur la manière dont ils peuvent naître, mais aussi disparaître.

Monopoly Jail. Par Melissa Hinca-Ownby. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Le Monopoly, un serious game sur les biens communs ?

Le Monopoly a en effet l’image du jeu capitaliste par excellence, où l’on joue avec de l’argent pour se livrer à de la spéculation immobilière, dans l’objectif de pousser ses adversaires à la banqueroute. Mais il faut savoir qu’à l’origine, le Monopoly est dérivé d’un jeu plus ancien, dont le but était de montrer les effets sociaux négatifs de l’appropriation des terres et du système de rente qui l’accompagne.

C’est en 1903 qu’une américaine du nom de Elizabeth (Lizzie) J. Magie Phillips a l’idée de passer par un jeu – le Landlord’s Game – pour mieux faire comprendre les théories de l’économiste Henry George. Celui-ci, à l’origine d’un mouvement appelé le Georgisme,estimait que s’il existe bien une propriété sur ce que les hommes créent par eux-mêmes, il n’en est pas de même pour les objets naturels, et notamment les terres, qui devraient appartenir à tous. Pour compenser les effets négatifs sur le plan social du monopole exercé par les propriétaires fonciers, il prônait la mise en place d’une land value taxafin de partager la rente au sein de la société.

L’article de la Wikipedia en anglais, consacré à Henry George, est intéressant à citer (je traduis) :

Henry George est connu pour avoir défendu l’idée que l’économie de la rente foncière devait être partagée au sein de la société plutôt que faire l’objet d’une appropriation privée. On peut trouver l’expression la plus claire de ce point de vue dans l’ouvrage Progrès et Pauvreté : « Nous devons faire des terres une propriété commune ». En taxant la valeur des terres, la société serait en mesure de se réapproprier son héritage commun et d’éliminer le besoin d’instaurer des taxes sur l’activité productive […]

Plusieurs environnementalistes, comme Bolton Hall ou Ralph Borsodi, ont repris cette idée que la Terre doit être considérée comme une propriété commune de l’Humanité. Le Parti Vert américain a repris dans son programme l’idée d’une taxe écologique, incluant une taxation de la valeur des terres et des taxes ou des amendes sur les activités polluantes […].

Henry George. Domaine Public. Source : Wikimedia Commons.

Ces conceptions font écho à certains éléments de la théorie des communs, et notamment à l’épisode du mouvement des enclosures, qui vit les seigneurs anglais du XIIIème au XVIIème siècle, démanteler progressivement les droits d’usage dont bénéficiaient les populations pour certains champs ou forêts. Ce « drame historique » originel est fondateur de la pensée des biens communs et il est toujours présent aujourd’hui au sein de ceux qui réclament la récupération des biens communs de la nature, notamment pour lutter contre la crise environnementale.

Il n’est donc pas abusif de dire que le Landlord’s Game de Lizzie L. Maggie Phillips était une sorte de serious game avant l’heure, destiné à faciliter la compréhension d’une théorie proche de l’esprit des Biens Communs ! Il n’en reste pas moins que Lizzie choisit de déposer un brevet sur création, qui lui fut accordé en 1904, et elle chercha sans succès à placer le jeu chez un éditeur pour le faire diffuser. Du point de vue de la propriété intellectuelle, elle s’est donc placée du côté de l’appropriation privée et vous allez voir que ce ne sera pas sans conséquence sur la destinée du jeu !

Le plateau du Landlord’s Game, d’après le brevet déposé en 1904.

Par Lucius Kwok. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

L’histoire d’un jeu « volé »

En effet, si aucun éditeur ne fut intéressé par le jeu, jugé trop complexe, il commença néanmoins à se répandre aux Etats-Unis, à partir de versions artisanales fabriquées par Lizzie Maggie. Au cours de ce processus de dissémination, de nombreuses personnes apportèrent des modifications et des améliorations successives au jeu. Une version notamment, appelée The Fascinating Game Of Finance, commença à devenir populaire dans certaines universités (dont le MIT). Au début des années 30, un certain Charles Todd rencontra à Atlantic City une personne dénommée Charles Darrow, à qui il apprit ce jeu. La crise de 29 sévissait alors et Charles Darrow, qui cherchait à rebondir après avoir perdu son emploi, décida de perfectionner le jeu et d’essayer de le caser chez un éditeur. Aidé par sa famille et un dessinateur qu’il embaucha, il apporta de nouvelles modifications, notamment sur le graphisme des cases, et finit par déposer un copyright sur le tout en 1933.

Portrait de Charles Darrow. Source : Wikimedia Commons

Il tenta sa chance auprès de l’éditeur de jeux Parker Brothers, mais il essuya lui aussi un refus, le jeu étant toujours jugé trop compliqué. Il décida alors de le publier lui-même de manière artisanale et le jeu rencontra rapidement un tel succès que Parker Brothers se mit à reconsidérer son point de vue. Les deux parties firent affaire et Charles Darrowdéposa un brevet en 1935, que l’éditeur acquit afin de pouvoir diffuser le jeu sous le titre de Monopoly.

Par la suite, le jeu connut le destin que l’on sait, mais Charles Darrow prit le soin de se présenter comme le créateur unique du jeu, en gommant soigneusement les apports de ses prédécesseurs et en particulier ceux de Lizzie Maggie. Le message originel du Landlord’s Game, et ses critiques du monopole sur les propriétés foncières, fut maquillé et oublié, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que cette simulation cynique de spéculation immobilière que nous connaissons.

Le plateau de jeu créé par Darrow était circulaire. Une des modifications qu’il introduisit a « perverti » le sens du jeu original de Lizzie Maggie. En effet, dans son jeu, on achète les terrains, alors que dans le LandLord’s Game, on les loue. (Source de l’image : The History Blog)

Lizzie Maggie protesta cependant en 1936, par le biais d’un article paru dans la presse, en rappelant la filiation du Monopoly avec son propre jeu. Parker Brothers choisit alors de sécuriser ses arrières en achetant les droits sur le Landlord’s Game à Lizzie Maggie pour 500 dollars, avec l’engagement qu’il diffuserait son jeu, mais sans prévoir de royalties dans le contrat, ce qui signifie que Lizzie renoncerait à exercer son copyright. La Wikipedia française indique que Lizzie Maggie a peut-être renoncé volontairement à ses droits sur le jeu pour en assurer une meilleure diffusion :

En 1931, Charles Darrow, chômeur, découvre le jeu grâce à des voisins. Il crée alors un jeu très proche et le propose à Parker Brothers, qui le refuse notamment parce qu’il était trop complexe. Charles Darrow commercialise alors le jeu par ses propres moyens et obtient un succès tel qu’en 1935, Parker Brothers lui achète les droits du jeu. La firme rachète ensuite les droits originaux à Elizabeth Magie en 1936 ; celle-ci les cède à bas prix, sans droits d’auteur : elle n’est pas intéressée par l’argent mais veut la diffusion du message du jeu.

Toujours est-il que Parker Brothers diffusa confidentiellement le Landlord’s Game, alors qu’il tira le Monopoly à des dizaines de milliers d’exemplaires. Il prit également le soin de racheter les brevets déposés sur d’autres versions du jeu, comme The Fascinating Game of Finance, afin de se protéger au maximum. Dans le même temps, Charles Darrow fut mis systématiquement en avant afin d’accréditer la thèse d’un créateur unique. Parker Brothers réussit donc, par une sorte de mise en abîme, par recréer un monopole de propriété intellectuelle sur le jeu, alors qu’il était largement le fruit d’un processus de création collective. La stratégie était payante, puisque Darrow – premier créateur de jeu à être devenu millionnaire – étant décédé en 1967, le Monopoly restera protégé jusqu’en… 2038 !

Monopoly vs Anti-Monopoly

Néanmoins, la « supercherie » de Darrow finit par être révélée, à l’occasion d’une affaire en justice retentissante, qui a éclaté en 1973 et ne s’est achevée qu’en 1985. Ralph Anspach, professeur d’économie, avait décidé de créer un Anti-Monopoly, car il trouvait que le Monopoly donnait une image trop positive des monopoles (notez que cette impression vient du fait que Darrow a modifié l’esprit initial du Landlord’s Game de Lizzie Maggie). Mais Parker Brothers a estimé qu’il y avait là violation de la marque qu’il détenait sur le Monopoly. Il s’en est suivi un véritable pugilat judiciaire au cours duquel Anspach pour se défendre a mis à jour les origines du Monopoly et les nombreux emprunts de Darrow à des versions antérieures.

Anti-Monopoly Cover. Source : Wikimedia Commons.

Anspach choisit alors un angle de défense particulièrement intéressant. Il soutint en effet que le Monopoly du fait de l’appropriation collective dont il avait fait l’objet jusqu’aux années 30 était en fait dans le domaine public avant que Parker Brothers n’en acquière les droits. Et la justice lui donna dans un premier temps raison, en considérant qu’il y a avait bien eu « dilution » de la marque Monopoly sur laquelle Parker Brothers ne pouvait revendiquer d’exclusivité. Mais la société réagit en menant une campagne de lobbying forcenée qui conduisit le Congrès à modifier la loi sur le droit des marques aux Etats-Unis pour empêcher que le Monopoly ne tombe dans le domaine public.

Finalement, l’affaire se régla au bout de plus de 10 années de litiges en 1985, par un arrangement, en vertu duquel Parker Brothers conserva sa marque et Anspach obtint des dédommagements et une licence pour commercialiser l’Anti-Monopoly. Au cours du procès cependant, il fut révélé que Darrow avait servilement copié certains éléments du jeu, allant jusqu’à reproduire des fautes d’orthographe commises par Charles Todd, son voisin qui lui avait montré la première fois comment jouer à partir d’une version de son cru…

Et si le Monopoly avait été publié sous Copyleft ?

Au final, cette histoire est édifiante, dans la mesure où elle montre combien il est difficile de constituer une chose en bien commun, qui ne puisse plus faire l’objet appropriation exclusive. La volonté de Lizzie Maggie semblait bien à l’origine de faire en sorte que son jeu se diffuse le plus largement possible afin de répandre ses idées. Mais en renonçant à ses droits au bénéfice de Parker Brothers, elle leur a permis en réalité d’enclencher un processus de réappropriation de sa création, avec au final un détournement majeur du sens qu’elle voulait lui donner. Le comportement de Charles Darrow montre aussi la fragilité de ces créations collectives, nées dans la Vallée du Folklore, qui peuvent toujours basculer sous la coupe d’un seul, se faisant passer pour le démiurge ayant tout inventé.

Cette histoire rappelle aussi le destin de la nouvelle « L’homme qui plantait des arbres » de Jean Giono, sur laquelle il ne réclama pas de droits sa vie durant afin qu’elle se diffuse, mais qui a terminé copyrightée chez Gallimard après la mort de l’auteur.

En réalité, si nous transposions cette histoire à notre époque, Lizzie Maggie aurait eu le moyen d’accomplir son dessein en se prévenant de ces risques. Au lieu de déposer un brevet sur sa création, elle aurait pu la publier sous licence Creative Commons CC-BY-SA. En la faisant connaître sur Internet, elle aurait évité d’avoir à passer par un intermédiaire de type d’éditeur, avec de forts risques d’accaparement des droits. Le Landlord’s Game aurait pu faire l’objet d’un processus d’appropriation et d’amélioration collectives, à la différence qu’à la manière d’un logiciel libre, toutes les versions dérivées auraient dû rester sous CC-BY-SA, en vertu de la clause de partage à l’identique.

Sa création serait restée ainsi libre et elle n’aurait pas connu cette « dégénérescence » sous la forme du Monopoly… Voilà donc ce que nous apprend le Monopoly sur les biens communs : l’importance fondamentale des mécanismes prévenant la réappropriation exclusive et notamment des clauses Copyleft de partage à l’identique.

Revanche du Landlord’s Game ?

Mais l’histoire n’est pas encore entièrement finie et le Landlord’s Game aura peut-être un jour sa revanche sur le Monopoly. En effet, il y a quelques mois, des défenseurs du revenu de base et de la monnaie libre ont « hacké » les règles du jeu pour le transformer en « Monopoly relativiste ». L’idée consiste à distribuer aux joueurs un revenu de base, afin de leur permettre d’assimiler cette notion et son impact sur les échanges économiques.

On revient donc ici à l’esprit même du Landlord’s Game et nul doute que Lizzie Maggie aurait apprécié ce pied-de-nez ! D’autant plus que le revenu de base a plus d’un lien avec la théorie des biens communs, ce que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ici. Le revenu de base peut en effet être justifié par le fait que nous disposons d’une propriété commune sur le capital culturel, scientifique et technique que nous ont légué nos ancêtres et que nous léguerons à notre tour aux générations futures.

Pensez-y la prochaine fois que vous jouerez au Monopoly, mais surtout ayez une pensée pour Lizzie Maggie !

>>> Source sur :  http://scinfolex.com/2013/07/28/ce-que-le-monopoly-peut-nous-apprendre-sur-les-biens-communs/

Ancien monde, c’est votre dernière chance de sauver votre monopole.

Pour les ados d’aujourd’hui, le monopole du droit d’auteur est quelque chose que l’establishment utilise pour les empêcher de jouir de la culture et du savoir, pour censurer leurs protestations et confiner leur art à des cercles restreints. Au fur et à mesure que ces gens vieillissent et commencent à avoir du pouvoir dans les prises de décision, ils se rebellent contre ce monopole. Quand le tueront-ils ?

Avant Internet, à l’époque des cassettes, le monopole du droit d’auteur ne concernait que les juristes de quelques grandes boîtes. La barrière à la diffusion était trop haute pour que tout un chacun puisse contribuer à la création de la culture.

Regardons ce qui s’est passé lorsque les cassettes compactes sont arrivées. C’était une sorte de disque dur amovible analogique. Les lecteurs se sont vendus comme des petits pains, particulièrement sous la forme appelée ghettoblaster, où il s’agissait d’une lourde boîte avec deux haut-parleurs et deux emplacements pour cassette, sans compter les batteries.

Notez les deux emplacements pour cassettes. Ces lecteurs se vendaient parce qu’ils copiaient bien. Vous poussiez sur un gros bouton mis en évidence : COPIE. Plus les ghettoblasters copiaient bien, plus grandes seraient les collections de leurs propriétaires.

L’industrie de la copie est devenue folle et a déclaré la guerre à la copie «La copie privée tue la musique». Les musiciens de l’époque ajoutèrent «La copie privée tue les profits de l’industrie de la musique» en laissant un côté «vierge, pour que vous puissiez participer».

Cette époque marque le début de la guerre contre la copie. Imaginez-vous un double lecteur DVD avec un gros bouton «copier» ?

À présent, les maisons des honnêtes gens sont raidées la nuit par la police avec les armes en joue parce qu’ils ont écouté de la musique et vu des films sans en avoir l’autorisation. Les voix des activistes sont réduites au silence avec l’aide du monopole du droit d’auteur. Des responsabilités secondaires et tierces sont érigées pour limiter toujours plus la liberté d’expression. Tout cela pendant que le peuple continue à partager sa culture comme il l’a toujours fait.

Les entrepreneurs sont parfois même condamnés pour avoir joué leur propre musique, dans leurs propres cafés, parce que les sociétés de gestion demandent des redevances indues.

En un mot, le monopole du droit d’auteur est devenu répressif, abusif et oppressif. Or pour que des lois soient respectées, elles doivent être approuvées par ceux qui les subissent. Le monopole du droit d’auteur est aujourd’hui bien moins respecté que les limites de vitesse, et ce dans des pays où les as du volant prolifèrent.

Ça ne veut pas dire que les limites de vitesse vont disparaître demain, mais ça c’est parce que personne ne va dévaliser votre maison parce que vous préparez un dépassement de vitesse.

La répression n’est pas finie. C’est pourquoi le droit d’auteur vit ses dernières années. Lorsque la nouvelle génération finira par abolir le droit d’auteur, elle sera applaudie à tout rompre.

J’ai choisi une position intermédiaire en présentant mes idées d’une façon qui soit aussi radicale que possible, dans Sur la réforme du droit d’auteur. De cette manière, j’ai éliminé les pires abus du monopole. Je résous 95% des problèmes en ne faisant que 75% du chemin.

Vous, ceux de l’ancien monde, croyez-vous vraiment que vos enfants avaleront la couleuvre «Il faut bien que nos artistes aient de quoi vivre ?». Alors qu’ils ont bien compris que votre système antédiluvien sert à censurer l’opposition, tuer l’innovation et enrichir les plus riches ?

Vos contes de fée ne passeront jamais. Surtout avec leur expérience directe de la chose. C’est pourquoi le monopole arrivera nécessairement à sa fin.

Votre dernière chance est maintenant. Une réforme du droit d’auteur doit avoir lieu dès aujourd’hui. Elle ne doit pas être grossièrement abusive.

Si vous en doutez, regardez l’ampleur des protestations contre SOPA et ACTA.

 

>>> Source sur : http://politiquedunetz.sploing.be/2013/10/ancien-monde-cest-votre-derniere-chance-de-sauver-votre-monopole/

>>>  At What Point Will The Next Generation Kill The Copyright Monopoly Altogether? écrit par  Falkvinge traduit par  Paul Neitse dans la catégorie  droitauteur sous licence  CC-BY-SA

Le domaine public des semences : un trésor menacé

Le domaine public des semences : un trésor menacé

 

Il existe une dimension du domaine public dont je n’avais pas encore clairement pris conscience avant de lire cet excellent article de Shabnam Anvar, consacré à la question des « semences libres ». J’avais déjà écrit un billet, il y a quelques temps, à propos d’un projet visant à créer une licence Open Source sous laquelle placer des graines, afin de les rendre réutilisables à la manière des logiciels libres.

Seed Freedom. Commons Fest. CC-BY-SA.

Mais il existe aussi un domaine public des semences, de la même manière que les oeuvres de l’esprit que sont les livres, la musique ou les films, peuvent finir par entrer dans le domaine public à l’issue de la période de protection du droit d’auteur. Vous allez me répondre que cela paraît paradoxal, dans la mesure où l’on peut difficilement concevoir que quelqu’un soit « l’auteur » d’une graine. Mais le problème vient en réalité d’autre part, car il existe des titres de propriété intellectuelle, brevet (notamment pour les OGM, façon Monsanto) ou certificat d’obtention végétale (COV), qui peuvent porter sur des végétaux et conditionner l’usage des semences.

Or comme c’est le cas pour tous les titres de propriété intellectuelle, le COV est limité dans le temps, ce qui fait que les variétés végétales passent dans le domaine public, une fois le délai de protection écoulé. C’est ce qu’explique très bien l’article auquel je faisais référence plus haut :

Il existe un système de droit d’obtention végétal sur les variétés végétales en France depuis 1970. Un droit de propriété intellectuelle est toujours limité dans le temps (aujourd’hui de 25 et 30 ans pour une variété végétale). Il existe donc automatiquement le domaine public. Une fois le délai  écoulé les variétés « tombent » dans le domaine public. Elles ne tombent pas dans l’oubli ; elles deviennent libres d’utilisation… en principe.

La vidéo ci-dessous « Le droit de semer », produite dans le cadre du projet Open Solutions conduit lui aussi par Shabnam Anvar, permet de comprendre les enjeux fondamentaux qui sont liés à l’existence de ce domaine public des semences. Vous vous rendrez compte par exemple que la principale différence entre les pommes de terre de variété Charlotte ou celles de variété Amandine est d’ordre… juridique ! Les premières appartiennent au domaine public, alors que les secondes sont protégées par la propriété intellectuelle.

Mais il y a une différence majeure entre le domaine public de la Culture, celui des oeuvres de l’esprit, et ce domaine public de la Nature, lié aux semences et aux variétés végétales. En effet, théoriquement, l’usage des oeuvres, une fois qu’elles sont entrées dans le domaine public est libre, dans le sens où il n’est plus nécessaire de demander d’autorisation, ni de payer les titulaires de droits pour les réutiliser, même à des fins commerciales. Bien sûr, il existe des pratiques de copyfraud ou des tentatives de réappropriation du domaine public, que je dénonce souvent dans S.I.Lex, mais au moins, le principe de la libre réutilisation est encore la règle dans la loi. Ce n’est plus le cas pour les semences appartenant au domaine public. En effet, la réglementation européenne a imposé des conditions de mise en marché, qui font que l’usage des semences du domaine public n’est plus libre :

A la différence des livres et des logiciels, les semences sont un marché soumis à autorisation de mise sur le marché (AMM), comme les médicaments. Les variétés doivent satisfaire des critères pour être commercialisables et être « inscrites au Catalogue officiel » ; mêmes les variétés du domaine public (nb : avant 1960, ce n’était pas le cas ; seules les variétés nouvelles devaient obtenir une AMM).

L’enjeu : une variété ne peut être commercialisée « à titre gratuit ou onéreux » que si elle est inscrite dans un Catalogue officiel. C’est une barrière importante à l’utilisation du domaine public : sachant qu’il y a un coût d’inscription et de maintien au Catalogue, aucune personne privée n’a un intérêt financier à obtenir l’AMM pour une variété qui peut être commercialisée par tous.

Alors que les semences du domaine public devraient constituer un bien commun, on se trouve ici en présence d’une enclosure qui a été reconstituée par la règlementation, avec pour conséquence de favoriser certains gros acteurs commerciaux, au détriment de ceux qui maintiennent les variétés paysannes et les semences traditionnelles, dans le but de préserver la bio-diversité.

L’infographie ci-dessous montre que si le domaine public a encore un sens pour les semences, il a été « neutralisé » en ce qui concerne l’usage commerciale des graines. Et même les pratiques d’échanges ou de partage de graines sont menacées, tout comme la culture privée de plantes issues de variétés non-enregistrées pourrait l’être à terme.

Pour réagir contre cette dérive très inquiétante de la propriété intellectuelle, l’article de Shabnam propose des pistes de solutions, qui sont à la portée des citoyens. Il est possible par exemple dans nos achats de privilégier les variétés qui appartiennent au domaine public (une première liste est proposée ici – l’idéal serait de pouvoir disposer d’une application sur smartphone !). On peut également acheter des semences du domaine public pour les planter dans nos jardins et encourager les agriculteurs et les biocoops à privilégier ces variétés.

Une autre façon d’agir consiste à se mobiliser pour faire changer la réglementation européenne afin qu’elle reconnaisse et respecte le domaine public des semences. Une campagne « Seed Freedom » a été lancée à ce sujet, et vous pouvez signer la pétition dont je reproduis ci-dessous un passage, faisant le lien avec la notion de biens communs :

La pétition Seed Freedom à signer.

Seeds are a common good. They are a gift of nature and the result of centuries of hard work of farmers around the planet who have selected, conserved and bred seeds. They are the source of life and the first link in our food chain.
This common good is in danger. European legislation has been increasingly restricting access to seeds in the past decades, with industrial agriculture becoming the dominant model of farming. Only seed varieties which fit this model may be marketed in the EU.

A noter également que le 14 octobre 2013, dans le cadre du festival Villes en biens communs, a eu lieu à la BPI un débat « Biens communs : de la nature à la connaissance« , où ces enjeux ont été abordés.

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Ce qui s’est passé avec le domaine public des semences pourrait également un jour survenir avec le domaine public de la Culture, si les propositions d’instauration d’un « domaine public payant » devaient un jour se concrétiser… La tragédie des Communs serait alors totale.

 

 

>>> Source sur : http://scinfolex.com/2013/10/05/le-domaine-public-des-semences-un-tresor-menace/

>>> Licence : CC0 (Domaine Public)

ADDITIF : Sur un sujet lié, vous trouverez ci-après une vidéo très intéressante concernant les semences : http://www.youtube.com/watch?v=J_IfWl3MiGA : Bon visionnage.